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Les pionniers du programme co-op. Plaidoyer pour les habitants du ghetto de Harlem

Commentaire du texte

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Cora Walker is a black lawyer and activist involved in the fight for the civil rights of racial minorities in the United States and in the struggle to improve living conditions in the Harlem ghetto. Together with its residents, she developed the ‘Co-op’ programme of supermarket and property development cooperatives. This text is a transcript of her speech in 1970, at the 20th Aspen Conference (IDCA), which brings together hundreds of designers every year in idyllic surroundings and a good-natured atmosphere. The theme of this year’s conference was ‘Environment by design’, and the unresolved ambiguity of the term ‘environment’ led to a great deal of controversy. Against the backdrop of the war in Vietnam and social struggles, a group of speakers denounced the ‘entre-soi’ and blindness of the world’s design elite (who are best remembered for Jean Baudrillard's virulent speech, “La Mystique de l'environnement”, delivered by the French delegation). Among them is the indictment and plea of Cora T. Walker, the only black woman speaker at the Aspen conferences. Commentary of Cora T. Walker’s text.

Ce texte est la retranscription de l’intervention de Cora Walker lors de la 20e Conférence sur le Design d’Aspen1 en 1970, dont le thème était « Environment by design ». Cette avocate noire new-yorkaise consacra une grande partie de sa carrière à défendre les habitants du ghetto de Harlem. Que ce discours, prononcé par une femme noire et avocate, soit un fait sans précédent dans l’histoire des Conférences d’Aspen, constitue déjà une raison suffisante pour qu’il fasse l’objet d’une attention particulière. Et cela d’autant plus qu’il est largement ignoré des récits qui relatent la conférence de 1970, focalisés sur ce qu’Alice Twemlow appelle la « collision idéologique » dont Cora Walker fut témoin et qui restera un marqueur dans l’histoire des Conférences d’Aspen2. C’est pourtant bien avec elle que s’ouvre le bal des conférenciers dans le film réalisé par Eli Noyes et Claudia Weill3 qui capte des propos essentiels de son discours et l’impose à ce moment-là comme une figure remarquable (marquante) des conférences. La critique de Cora Walker est féroce, et la force de son discours est décuplée par son implication personnelle et professionnelle dans la cause qu’elle défend et par les événements particuliers qu’elle traverse à ce moment précis.

Deux ans plus tôt, elle crée la Harlem River Consumers Cooperative, une coopérative de supermarchés autogérée par les habitants de Harlem, où ils peuvent s’approvisionner en produits frais et de bonne qualité à des prix acceptables. Les fournisseurs et commerces en place ne pensaient visiblement ni à reconnaître leurs compétences ni leur droit à accéder à une nourriture de qualité, formes de dignité qui passait également sous les radars des politiques urbaines. Quand Cora Walker intervient à Aspen, la Harlem River Consumers Cooperative est sur le point de remporter un procès contre ces fournisseurs qui orchestrent, depuis le printemps 1969, via une organisation syndicale et quelques malversations financières, un piquet de grève bloquant l’approvisionnement des supermarchés coopératifs, les menaçant ainsi de fermeture4.

On ne peut que supposer que ce contexte, point d’ancrage du discours de Cora Walker, oriente de manière décisive le sens qu’elle donne au terme « environnement » et les enjeux qui s’en dégagent.

Les débats de la conférence de 1970 sont en effet en grande partie alimentés par une polarisation de l’interprétation de la notion d’« environnement ». Pour les dirigeants de l’IDCA, l’environnement se comprend comme une toile de fond de leur travail, une notion abstraite qui désigne l’ensemble des cadres de vie pour et dans lesquels ils exercent une profession. Pour les groupes écologistes invités et pour beaucoup des étudiants présents, c’est une question politique et économique urgente, voire un mode de vie. Il s’agit de prendre en charge la nécessité impérieuse de protéger les ressources naturelles de la planète de la destruction opérée par des intérêts économiques dominants. Ce positionnement génère des critiques directement adressées aux designers dont peu « pourraient déclarer travailler pour des sociétés dont le but principal n’est pas de “vendre des choses dans le seul but de réaliser des profits” et encore moins de travailler pour des entreprises aux pratiques environnementales responsables5 ». Mais cette portée politique dépasse de loin le domaine d’influence de ces derniers quand elle est étendue à une remise en cause généralisée de la politique du gouvernement américain6. Enfin, selon la délégation française, dans un texte intitulé « La mystique de l’environnement » rédigé par Jean Baudrillard, « l’environnement » est une ruse de gouvernement qui détourne l’attention des foules pour mieux maintenir en place le système économique même qui menace l’environnement7.

Parmi toutes ces interprétations, qui confirment le statut de « totalité imprécise8 » du terme, celle de Cora Walker apparaît comme singulière. Car pour elle, « l’environnement, c’est les gens ». Son approche correspond pour partie seulement à celle des membres de l’IDCA dans le sens où l’environnement désigne pour elle le cadre de vie, mais seulement comme vecteur d’épanouissement de ceux qui y vivent ; et pour partie seulement à celle des écologistes dans le sens où c’est un problème politique mais qui ne se focalise pas uniquement sur les problèmes de pollution et de protection des ressources de la planète, ce dont les habitants de Harlem et des ghettos en général n’ont pas le loisir de se préoccuper. L’environnement, pour Cora Walker, est donc un problème concret qui doit être traité de manière concrète par l’implication directe de ses habitants. Cette approche résonne d’une part avec le « réel » du Design pour un monde réel9 de Victor Papanek dont la traduction anglaise paraîtra l’année suivante, et avec la « dialectique du concret » d’autre part, que Tomàs Maldonado pose en condition sine qua non de la qualité de vie humaine dans son Environnement et idéologie également paru en 1971 :

[…] c’est justement dans notre environnement qu’en tout temps nous avons obstinément cherché (et pas toujours trouvé) la satisfaction d’un de nos plus profonds besoins d’êtres vivants : c’est-à-dire, le besoin de notre projection concrète, de la confirmation de la tangibilité ultime de tout ce que nous sommes, faisons et voulons faire dans le monde10.

On connaît aujourd’hui la portée de ces deux auteurs dans le monde du design, et ce que leur doit le nécessaire tournant à la fois écologique et social du design aujourd’hui. Outre le fait que le récit de la Harlem River Consumers Cooperative pourrait en ce sens figurer dans les histoires du design comme l’un des exemples précoces de ce dernier, il pourrait aussi constituer un repère historique dans la réflexion contemporaine qui tisse des liens entre environnement, écologie et démocratie, dont le « design écologique » actuel ne doit pas cesser de s’inspirer.